Un temps soit peu
2005
AXENÉO7
80, RUE HANSON
GATINEAU (QUÉBEC) J8Y 3M5
Un «temps» soit peu
Par Yann Pocreau
« PRÉMICES » édition 2004-2005, publication du centre d’artistes AXENÉO7
« PRÉMICES » édition 2004-2005, publication du centre d’artistes AXENÉO7
Alors que l’industrialisation battait son plein et que la machine ne donnait à voir que de plurielles possibilités de surpassement, elle se mit à effrayer. Fritz Lang et sa Métropolis l’auront dépeinte comme une acerbe invention infectant la société, ses assises et modes de fonctionnement. La superbe image d’un Chaplin aux prises avec un complexe système de roues dentelées, de leviers et d’engrenages dans Les Temps Modernes n’aura que souligné encore une fois le ridicule de l’homme face à l’hégémonie de sa propre création, du moins, face à ce qu’en aura fait une société du capital. En constante évolution surtout depuis l’autonomie, bien que partielle, que lui a procuré l’informatique, la machine, croit-on toujours, aura vite fait de mutiner l’humanité. À cette machine qui tue, qui révolutionne ou encore qui multiplie la production chaque jour qui passe, se comprend aussi son indubitable nécessité. Défoncée par l’industrialisation, l’économie mondiale repose entre les mains des modes de production qu’elle permet. La subsistance même se définit aujourd’hui à travers les moyens entrepris pour maximiser la moindre seconde, pour minimiser l’effort et n’a plus comme substrat que l’exigeante équation de la débrouillardise et du peu de ressources disponibles pour répondre à des besoins élémentaires. C’est en sens que les quatre sculptures cinétiques que nous propose Mustapha Chadid dans Un temps soit peu pourraient rappeler mécanismes et systèmes de dépannage, sortes de machines à survie, résolument défaillantes. Il y a donc dans ces œuvres, bien au-delà du ludisme qu’elles pourraient évoquer, une brillante réflexion habillement articulée sur les questions de fiabilité, de production et de temps notamment, donnant à voir de nombreuses possibilités de discours.
Bien qu’à toute première vue, dans une première immersion au cœur de la cacophonie qui englobe l’espace d’exposition, le bric-à-brac mécanique des sculptures de Chadid semble évoquer les assemblages Tinguely, il est essentiel de porter une attention particulière à l’action qu’elles semblent vouloir répéter. Les machines de Tinguely qu’il qualifiait lui-même de folle et d’idiote étaient vouées à une absurde fatalité, à un inévitable suicide mécanique. Celles de Chadid sont, elles, d’une bouleversante détermination. Le va-et-vient aliéné de la machine ne sert plus à l’autodestruction ni même à l’autodérision comme auraient pu le faire les cinétiques de Tinguely; Chez Chadid, il est plutôt question de machines épuisées, en perte d’autonomie, frôlant la panne à tout moment, tenant en haleine le regardeur qui s’interroge sur l’inefficacité évidente du bricolage. En effet, les mécanismes élémentaires que met en scène Chadid rappellent puits et moulins de fortune, appareillages fébriles et maladroits que l’on pourrait retrouver dans les milieux ruraux d’Afrique du Nord par exemple, d’où origine l’artiste. Ainsi, la machine s’efforce d’accomplir sa tâche, esclave de ses ressorts et poulies, elle semble s’être fatiguée mais empreinte d’un utopique et dérangeant optimisme pour une quelconque performance, vers un but ultime bien que tout à fait incertain. Toutes quatre sous la forme d’un amalgame de retailles de métal pliées, coupées, collées, ficelées, ces stations de travail fonctionnent comme elles le peuvent, répétant d’un geste désarticulé un travail rudimentaire de déplacement de quelques poignées de sable. Qu’elles triturent, soulèvent ou déplacent, les sculptures de Chadid semblent aussi dysfonctionnelles qu’inefficaces. Leur action précise, toute aussi ambiguë, semblerait toutefois évoquer un travail agricole, réservé à une machinerie plus lourde, pourrait-on croire. Les composantes d’un «temps» soit peu relèvent plutôt de la délicatesse qui, à travers les retailles assemblées, se laissent découvrir un grandiose souci du détail. Les petites pièces soudées ou dessoudées, dessinant formes et ressemblances, laissent le poétique prendre indéniablement le dessus sur l’aspect pur et simple de la mécanique. Seules dans la pièce ensoleillée, les constructions titubantes manoeuvrent toute d’une maladresse singulière ces petits amoncellements de sable foncé, laissant percevoir l’état de la perte d’efficacité du système. À l’aide de pièces qui pourraient rappeler réceptacles et truelles, les machines faillent à la tâche laissant leurs scories dessiner au sol la trace de l’effort ou pire encore de la faillibilité de la machine. Il serait plausible de parler dans Un temps soit peu d’un aiguisé et pesant regard critique sur une société qui a placé tous ses espoirs dans le développement technologique, dans la performance et le progrès qu’il sous-entend. Les pièces dites essentielles sont percées, trouées ou simplement dessoudées par la récurrence du geste. Loin de la maximisation du temps et par surcroît, du travail dans un mode de survie pourtant primordial, les assemblages de Chadid interrogent avec grande intelligence, les questions de précision, de fiabilité mais aussi par leur nature, les questions d’espace et de temps.
Ainsi, dans une chorégraphie de signes élémentaires rendus aléatoires par l’usure et la précarité, les constructions de Chadid s’exécutent et dessinent par leurs mouvements, l’espace-temps. Dans un large répertoire de situations de travail, le spectacle désorganisé semble tout à coup d’une incroyable cohérence. L’espace semblerait alors sculpté dans toutes ses sphères, au sol par les monticules et tracés dans le sable, dans ses vides par les mouvements désarticulés des assemblages et par une cacophonie mécanique d’une certaine poésie. À travers les grincements stridents et saccadés des frottements des pièces de métal, au-delà des cliquetis machinéens, apparaît étrangement un certain ordre rythmique; la répétition en elle-même brouillant toute qualification et quantification de la temporalité. Lors qu’elle devient incessante, la répétition annihile tout autant les notions fondamentales intrinsèques de calcul fractionnaire d’avancement, de succession. Alors détaché de la cosmogonie, le mouvement continu porte à croire à une impossible inertie, pourtant nécessaire à l’évaluation du travail, de ses étapes; le point de départ comme le résultat, confondus au sein d’un grand ballet mécanique où un métronome chaotique de bric et de broc bat la mesure. Une machine donc qui simule une vaine performance mécanique, foncièrement inutile, intrinsèquement déconstructive, qui redessine et débalance les étapes régulières du temps de production, ici pourtant primordiales si l’on considère la fonction presque vitale de ces mécanismes de dépannage. L’usure produite par la machine, elle-même trop rudimentaire pour supporter une telle tâche croirait-on, la voue à une inévitable et prévisible cassure; la fragilité et le déséquilibre semblant être la matière première de ces constructions. Le principe de fonctionnement des machines suggérées par les sculptures de Chadid aurait comme unique fonction d’afficher les lacunes qui minent sa logique de fonctionnement au profit d’une possible incursion dans l’espace-temps, le travaillant, l’interrogeant de ses fragiles mouvements répétés, le perturbant par la saccade grinçante et stridente de son effort. Ainsi, le temps comme l’espace sont-ils repensés, modifiés pour être dotés d’une conscience sensible et d’une grande et abstraite émotionnalité. Ce sentimentalisme inhérent l’est d’autant plus que les automates rafistolés de Chadid dévoilent leur explication interne avec une assumée économie de moyens esthétiques et matériels. Le système vétuste mis à nu, dénué de structure recouvrante se laisse comprendre à travers ses jeux de courroies effilées et d’engrenages superflus, dans une fragile mais extrêmement tendue relation entre poésie et efficacité, précision et irrégularité.
L’échelle ambiguë des œuvres de Chadid brouille la nature même de ses énigmatiques appareillages. Bien qu’ici il l’artiste ne cherche pas précisément à représenter, ni à simuler quoi que ce soit, le type de travail auquel s’acharnent en vain ces automates épuisés en est un habituellement réservé à une machinerie dite lourde, du moins l’évoque. Cette tension d’échelle permettrait ainsi de spéculer sur le rôle de prototype que pourraient avoir les présentes cinétiques. Par sa simple évocation, le prototype implique une potentielle production en série, une mise en marché de cette même machine, à une échelle toute autre peut-être. Il reste toutefois contradictoire de proposer comme modèle, un appareillage défaillant en prévision de sa reproduction donc, de répéter le provisoire, l’inefficace, l’imparfait. Il est aussi intéressant de noter que cette conjoncture radicalement antithétique alimente cette tension d’échelle et brouille d’autant plus les repères proposés. Ainsi, Chadid joue-t-il sur deux échelles possibles : l’une liée à la machine agricole de grande taille, l’autre au modèle réduit. Cette tension d’échelle et de nature se fait plus forte autour de l’une des machines, la réduction de l’échelle relevant presque de l’entomologie. À même le sol, elle rappelle par sa forme et son action, la figure du scarabée si cher aux cultures maghrébines. Dans un aller-retour incessant, la quincaillerie scarabéïde pousse et tire une boule retenue entre deux mandibules improvisées, labourant la surface sablonneuse sur laquelle repose son mécanisme, sillonnant de traits inégaux le dessin de la mémoire de sa trajectoire linéaire. Les questions d’échelle et de nature participent du rapport dichotomique entre fragilité et travail de taille, précision et maladresse et entre l’action mécanique de la nature et les maladresses atypiques de la construction humaine. Différente des trois autres, elle ne va pas sans rappeler les sculptures surréalistes de Giacometti. La main prise de 1932 par exemple, propose ce même genre d’hétérogénéité. La fonction comme l’efficacité de l’assemblage de poulies et de courroies de Giacometti restent complètement nébuleuses, la réelle porte d’entrée du discours résidant justement dans cette incongruité marginale, sans fonction précise.
Ainsi, tant les œuvres de Giacometti que celles de Chadid appréhendent le mouvement. Ce mouvement effectif et mécanique chez Mustapha Chadid, suggéré et rarement possible chez Giacometti, a toutefois le but commun de sculpter l’espace-temps à travers une dramaturgie symbolique et conceptuelle. La finalité évoquée par les automates de Chadid en est une d’épuisement et de panne causée par la brisure continuelle sévissant sur l’assemblage qui reste malgré lui, loin du machinisme industriel. Face à ce rapprochement surréaliste, force est d’aborder le symbolisme sexuel que ce type de machine peut évoquer. Si, comme l’a dit Duchamp, « l’idée de répéter est -chez un artiste- une forme de masturbation », il est vrai que dans Un temps soit peu, dans les gestes et actions répétés de la ferraille, de ses grincements saccadés, dans ses tracés dans l’espace, la connotation sexuelle apparaît évidente. La sculpture rappelant davantage un puits est elle particulièrement marquée d’un certain éros inhérent, dotée d’une charge érotique orchestrée par les pulsions arbitraires du mécanisme essoufflé. Son fonctionnement fébrile mais assuré, qui plonge et reboucle sans cesse sa trajectoire verticale ne va pas sans rappeler les objets à fonctionnement symbolique de Dali, ou tout autre forme d’objectivation onirique du désir présente dans les sculptures surréalistes tant au plan conceptuel que plastique. La machine que Carrouge avait jadis qualifiée de célibataire prend alors ici la forme de quatre mâles affaiblis, tentant, malgré l’usure de la tâche, de démontrer une certaine résistance, condamnés à travailler de façon résolument inefficace.
Cette défection volontaire n‘évoquerait pas nécessairement un refus de la machine; bien qu’elle semble réticente, elle devient, au contraire, symptomatique de la situation sociale et économique actuelle où le déséquilibre économique planétaire intervient dans les notions élémentaires de temps et d’espace. Ainsi la sensualité des mécaniques de Mustapha Chadid repose plutôt sur la réaction affective qu’elles provoquent, sur le désordre poétique dont elles font preuve en perturbant, un «temps» soit peu, l’espace-temps.
« PRÉMICES » édition 2004-2005, publication du centre d’artistes AXENÉO7